Monastère des dominicaines de Lourdes

 

La tour de Babel

TRENTIÈME HOMÉLIE de saint Jean Chrysostome sur la Genèse
« Toute la terre avait une même langue et une même parole » (Gen. XI, 1)

1. Nous voici enfin au terme de la sainte Quarantaine, nous avons achevé la navigation du jeûne et, par la grâce de Dieu, nous touchons au port. Mais que cela ne nous rende pas négligents, que ce soit pour nous, au contraire, une raison de redoubler de zèle, d'activité et de vigilance. Quand les matelots ont traversé plusieurs mers à voiles déployées et qu'ils vont entrer dans le port, après avoir déchargé leurs marchandises, c'est alors qu'ils ont le plus de soin et d'attention de ne pas choquer une pierre ou un écueil, et perdre ainsi le fruit de leurs peines passées. C'est aussi ce que font les coureurs ; quand ils arrivent au bout de l'arène, ils pressent leur course pour toucher le but et mériter le prix. Les athlètes encore, après bien des combats et des victoires, lorsqu'il faut disputer la couronne, cherchent à l'obtenir en redoublant leurs efforts. Ainsi, de même que les matelots, les coureurs, les athlètes, en approchant du terme, sont de plus en plus actifs et vigilants, de même devons-nous faire, puisque nous sommes arrivés, grâce à Dieu, dans cette sainte semaine où nous devons jeûner avec plus de rigueur, prier avec plus de ferveur, faire des confessions plus sincères et plus complètes de nos péchés, et redoubler de bonnes œuvres, larges aumônes, justice, douceur et toutes les autres vertus, afin qu'avec de pareils soutiens, quand nous serons arrivés au dimanche de Pâques, nous jouissions de la libéralité du Seigneur.  […]

Je vous ai préparé notre banquet accoutumé ; le festin que j'offre à votre charité est emprunté à la lecture que vous avez entendue d'un passage du bienheureux Moïse : je vais vous l'expliquer en vous signalant toute la précision de l'Ecriture sainte : Toute la terre avait une même langue et une même parole. Ce n'est point de la terre qu'elle parle, mais du genre humain, pour nous apprendre que la race humaine ne parlait d'abord qu'un seul langage.

2. Voyez comme la nature humaine ne peut rester dans ses limites propres mais, comme toujours ambitieuse, elle cherche de nouveaux avantages. Ce qui la perd, c'est de ne pas connaître les bornes qui lui sont imposées, de chercher toujours mieux qu'elle n'a et plus qu'elle n'est appelée à avoir. Aussi ceux qui soupirent après les biens du monde, s'ils sont entourés de richesses et de puissance, arrivent à oublier leur nature et veulent s'élever au faîte des grandeurs, jusqu'à ce qu'ils en soient précipités jusqu'au fond de l'abîme. C'est ce que nous voyons arriver à quelques-uns tous les jours sans que cela rende les autres plus sages : l'exemple retient un instant, mais bientôt on oublie tout, on suit la même route et l'on tombe dans le même précipice. Nous en voyons ici un exemple. Et il arriva, comme ils partirent d'Orient, qu'ils trouvèrent une campagne dans la terre de Sennaar, et ils y habitèrent. Voyez comme nous reconnaissons peu à peu l'instabilité de leur pensée. Quand ils virent cette campagne, ils émigrèrent, abandonnèrent leur premier établissement et habitèrent là. L'Ecriture dit ensuite : Chacun dit à son voisin : Venez, faisons des briques et cuisons-les au feu. Ainsi ils rendirent les briques comme de la pierre et le bitume leur servait de ciment. Et ils dirent : Venez, bâtissons-nous une ville et une tour dont la tête monte jusqu'au ciel, afin de nous faire un nom avant d'être dispersés sur toute la terre. Vous voyez comment ils abusent de leur idiome commun , et comment cette orgueilleuse proposition engendre tous leurs maux. Venez, faisons des briques et cuisons les au feu : Ainsi, ils rendirent les briques comme de la pierre, et le bitume leur servait de ciment. Voyez avec quelle sécurité ils songent à édifier, sans penser à cette vérité : Si le Seigneur n'aide pas à élever la maison, ceux qui la construisent travaillent en vain (Ps. CXXVI, 1). Bâtissons-nous, disent-ils, une ville : non pour Dieu, mais pour nous. Voyez jusqu'où va leur perversité ! Malgré le souvenir si présent encore de la destruction universelle du déluge, ils n'en tombent pas moins dans une pareille folie. Et bâtissons-nous, disent-ils, une ville et une tour dont la tête monte jusqu'au ciel. Par ce mot de ciel, l'Ecriture sainte a voulu nous montrer l'excès de leur audace. Et faisons-nous un nom. Remarquez ici le germe du mal. C'est afin, disent-ils, de laisser un souvenir éternel, afin que notre mémoire vive toujours. Cette œuvre, cet édifice sera tel que l'oubli ne pourra l'effacer. Faisons cela avant d'être dispersés sur la surface de toute la terre. Pendant que nous sommes encore ensemble, disent-ils, accomplissons ce projet, afin de laisser un souvenir ineffaçable aux générations futures.


Il y a encore maintenant bien des gens qui les imitent et qui veulent éterniser leur nom par des travaux semblables, en construisant des palais, des bains, des portiques ou des promenades. Si vous demandez à un de ces hommes pourquoi il travaille et se fatigue ainsi, pourquoi il dépense tant d'argent et aussi inutilement, il vous répondra aussi que c'est pour sauver sa mémoire de l'oubli et pour que l'on dise que c'est sa maison ou son champ. Mais ce n'est pas là glorifier sa mémoire, c'est plutôt l'accuser. Car ce nom sera suivi aussitôt de mille qualifications injurieuses; on dira qu'un tel est avare, avide, spoliateur de la veuve et de l'orphelin. Ce n'est donc pas là se faire un nom, mais se mettre en butte à d'éternelles accusations qui poursuivent même après la mort et aiguiser les langues pour maudire et condamner la possession de tous ces biens. […]


Mais revenons à notre sujet et voyons toute l’audace des hommes de ce temps. Si nous voulons y bien regarder, leurs passions seront un enseignement pour vous. Bâtissons-nous, disent-ils, une ville et une tour dont la tête monte jusqu'au ciel, afin de nous faire un nom avant d'être dispersés sur la terre. Voyez-vous comme ils montrent toute la corruption de leur âme. Ecoutez la suite pour connaître l'ineffable miséricorde de Dieu. Le Seigneur Dieu descendit pour voir la ville et la tour que bâtissaient les fils des hommes. Vous voyez qu'il ne réprime pas leur folie dès l'abord, il fait preuve d'une grande patience et attend que toute leur perversité se soit montrée dans leur oeuvre avant de s'opposer à leurs efforts. Afin qu'on ne puisse pas dire que tout était resté en projet dans leur esprit, mais qu'ils n'avaient rien entrepris, Dieu attend qu'ils aient en effet commencé leur ouvrage, pour montrer combien leur tentative était insensée. Et le Seigneur Dieu descendit pour voir la ville et la tour que bâtissaient les fils des hommes. Voyez l'excès de sa miséricorde ! s'il les a laissé travailler et se fatiguer, c'était afin que l'expérience fût pour eux une instruction suffisante. Mais quand il vit que leur malice augmentait et que le mal gagnait toujours, il montra encore sa bonté en les empêchant de continuer, de même qu'un bon médecin, quand il voit le mal s'accroître et la plaie devenir incurable a recours à l'amputation pour enlever la cause de la maladie. Et le Seigneur Dieu dit : Celle race n'a qu'une langue, la même pour tous. Ils ont commencé cette oeuvre et ne cesseront pas de travailler à leur entreprise.


4. Remarquez la bonté de Dieu voulant arrêter leurs efforts ; il commence par expliquer sa conduite ; il montre du doigt, pour ainsi dire, la grandeur de leur faute et l'excès de leur folie, il fait voir qu'ils ont abusé de cette communauté de langage. Cette race, dit-il, n'a qu'une langue. Ils ont commencé cette oeuvre et ne cesseront pas de travailler à leur entreprise. C'est, en effet, l'usage de Dieu, quand il s'apprête à punir, de faire ressortir d'abord la grandeur des péchés, afin d'expliquer sa conduite, avant de corriger les coupables. A l'époque du déluge, alors qu'il faisait cette terrible menace, l'Ecriture dit: Le Seigneur Dieu voyant que les vices des hommes se sont multipliés et que chacun, depuis sa jeunesse, ne nourrit dans son coeur que des idées perverses (Gen. VI, 5). Voyez-vous comme il commence par montrer l'excès de leurs vices ? et il dit ensuite : Je détruirai l'homme ; et maintenant : Cette race n'a qu'une langue, la même pour tous, et ils ont commencé cette oeuvre. Puisque cet accord, qui provient de l'unité de leur langage, les a conduits à une pareille folie, ne les conduirait-il pas plus tard à des actions encore plus coupables ? Ils ne cesseront pas de travailler à leur entreprise ; rien ne pourra arrêter leur élan et leur ardeur, mais ils s'empresseront de faire tout ce qu'ils ont résolu, si le châtiment ne les arrête à l'instant. […]

Voyez encore dans ces paroles la condescendance de Dieu pour notre nature. Venez, dit-il, et descendons pour confondre leur langage, afin que personne ne comprenne son voisin. Je leur inflige, dit-il, une punition qui,, monument éternel de leur folie, durera perpétuellement, pour qu'aucun siècle ne puisse l'oublier. Car, puisqu'ils ont abusé de l'unité de langage, ils seront punis par la diversité des langages. Ces hommes qui jouissaient de l'unité de langage, ayant fait un mauvais usage de ce don qu'ils avaient reçu, Dieu punit leur méchanceté par la diversité des idiomes. Confondons, dit-il, leur langage, afin que personne ne comprenne son voisin, afin que ces hommes, réunis tant que leur langage était le même, soient séparés quand il sera différent. Car ceux qui n'ont pas le même idiome et le même dialecte, comment pourraient-ils vivre ensemble? Le Seigneur Dieu les dispersa de cet endroit sur toute la face de la terre et ils cessèrent de bâtir la ville et la tour.

Vous voyez que Dieu, dans sa bonté, se borna, à les rendre incapables de persévérer ; ils ressemblaient alors à des insensés. L’un demandait une chose à son voisin, qui lui en donnait une autre, et tous leurs efforts n'aboutissaient à rien. Aussi, ils cessèrent de bâtir la ville et la tour; c'est pourquoi on l'appela confusion, parce que c'était là que Dieu avait confondu les langues de la terre. De là, le Seigneur Dieu les dispersa sur toute la terre. Voyez comme tout a été fait pour que le souvenir en soit éternel.

5. Vous avez appris, mes bien-aimés, ce qui a causé la dispersion des hommes, ainsi que la confusion des langues. Evitons, je vous en conjure, d'imiter ces hommes et n'abusons jamais des bienfaits de Dieu ; méditons sur la faiblesse de la nature humaine, pour modérer nos désirs comme il convient à des mortels ; songeons à la fragilité de l'existence présente, à la brièveté de notre vie, et mettons notre confiance dans nos bonnes oeuvres. Pendant ces jours, ne montrons pas seulement la rigueur de notre jeûne, mais l'abondance de nos aumônes, et l'assiduité de nos prières. En effet, les prières doivent toujours accompagner le jeûne.

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